mardi 3 mars 2015

Marché du travail : réforme impossible ?



Parmi les idées reçues qui abondent sur l’emploi et le travail, l’une des mieux installées veut nous faire croire que la France est incapable de réformer son marché du travail. La seconde, qui en découle logiquement et directement, affirme que les solutions pour régler le problème du chômage et du sous-emploi sont simples : il suffit de lever les contraintes. Ces deux idées sont fausses mais plus grave, elles font écran aux vraies solutions : le renforcement des acteurs sociaux sur le terrain, à la façon de la responsabilité sociétale (RSE).


La prétendue incapacité française à réformer son marché du travail s’est à nouveau bruyamment manifestée en ce début d’année, à l’occasion des discussions autour de la loi Macron et de l’échec de la négociation interprofessionnelle sur le dialogue social en entreprise. Cette opinion, fortement teintée d’idéologie, fait peu de cas des nombreuses réformes qui ont concerné ces dernières années, des dispositifs aussi importants que les retraites (1993, 2003, 2008, 2010, 2013) ou la formation professionnelle (2004, 2009, 2013). Bien sûr, on peut objecter que le caractère répété de ces réformes est la marque de leur manque d’ambition. Mais on peut aussi reconnaître la capacité des partenaires sociaux à s’accorder sur des réformes essentielles,
  • durant le quinquennat de François Hollande, par exemple le renversement fondamental du mode de traitement des PSE (plans de sauvegarde de l’emploi) à la suite de l’ANI (accord national interprofessionnel) de janvier 2013 ;
  • mais aussi durant le quinquennat précédent, par exemple la création des ruptures conventionnelles, qui ont radicalement modifié les modes de rupture du contrat de travail dans les entreprises à la suite de l’ANI de janvier 2008.

Cette prétendue incapacité française à réformer son marché du travail nécessite donc une confrontation avec le réel. Celle-ci est aujourd’hui possible grâce à un nouvel outil proposé par la Commission européenne. Celle-ci a rendu public une base de données dénommée LABREF (pour LABour market REForm database), qui recense les mesures qui ont un impact sur le marché du travail, prises par chacun des 28 Etats membres de l’Union.

Cet outil apporte une contribution utile au débat. Il est capable d’appréhender la notion de réforme sous ses différentes manifestations : outre les actes législatifs et réglementaires, il répertorie les accords collectifs et tripartites lorsqu’ils affectent une proportion importante de salariés et modifient le système. Il tient compte également de l’intensité des réformes puisqu’il ne se contente pas de recenser une loi ou un accord mais il les décompose en autant de mesures affectant les différentes composantes du marché du travail. Il me semble donc assez représentatif de l’intensité des réformes menées par les différents pays. Je vous invite d’ailleurs à vous rendre compte par vous-même puisque cette base est désormais publique[1].

Quel est le constat qui s’impose lorsque, pour éliminer les effets de conjoncture, on agrège les données sur longue période ? De 2000 à 2013, les réformes du marché du travail apparaissent comme des réponses directement liées à la crise, puisque (à l’exception de la Belgique) ce sont les pays d’Europe du Sud, les plus fortement touchés par celle-ci, qui ont réformé le plus intensément : 251 mesures en Espagne, 207 en Italie, 180 en Grèce et 178 au Portugal. C’est immédiatement après ces pays que l’on trouve la France, qui se situe ainsi au 6ème rang parmi les 28 Etats membres, avec 155 mesures. Ainsi, la France a davantage réformé son marché du travail que la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas ou les pays Nordiques.

Source: Commission européenne, LABREF
Ce constat apporte un démenti aux apôtres du défaitisme et autres déclinistes de tous poils et de toutes obédiences, qui affirment que le modèle social français est condamné à s’écrouler sous son propre poids. Il invite à réfléchir aux options qui se présentent pour poursuivre.

C’est ici que la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) apporte une contribution fructueuse par l’approche qu’elle propose, qui repose sur la confiance et le renforcement des acteurs. Cette approche s’applique aussi bien à la méthode de la réforme qu’à son contenu.

1) En ce qui concerne la méthode, la RSE préconise de faire appel à la co-construction, au diagnostic partagé, à l’intelligence collective, à l’expérimentation. Elle propose une implication forte des parties prenantes. En cela, elle s’oppose aux approches centralisées et verticales, qui prétendent gagner du temps en court-circuitant les « corps intermédiaires » au risque de dresser les parties prenantes contre le changement (ex : les expériences passées sur le « smic-jeune », le « contrat première embauche », etc.)

2) En ce qui concerne le contenu, la RSE recherche d’abord une amélioration des ressources des acteurs sociaux, dans une approche inclusive. Si l’on retient l’exemple de l’assurance chômage, plutôt que de préconiser la création au sein de Pôle emploi de ressources dédiées au contrôle des chômeurs (défiance), une approche de responsabilité sociale veille à ce que ces ressources soient suffisantes pour apporter aux chômeurs un accompagnement de proximité dans leur recherche d’emploi et un soutien particulier vis-à-vis de ceux qui se seraient démobilisés face aux obstacles. De même, plutôt que de chercher un raccourcissement des durées d’indemnisation, une approche de responsabilité sociale se préoccupe d’abord de l’acquisition de savoirs et de compétences par les demandeurs d’emploi et de leur accès à la formation professionnelle.

C’est pourquoi il nous a semblé utile de mettre en évidence le contraste entre les approches proposées. Dans ce but, Terra Nova a créé un groupe de travail, que j’ai eu le plaisir de présider, pour formaliser les approches proposées pour réformer plusieurs composantes du marché du travail, par comparaison avec les préconisations de l’Institut Montaigne.

Au passage, ceci nous a permis de faire un sort à une collection d’autres idées reçues, qui s’étalent dans les médias et reviennent en boucle comme une musique d’ascenseur, lancinante et insipide :
  • « le marché du travail en France manque de flexibilité » ; 
  • « en France, il est très coûteux d’effectuer des licenciements économiques » ;
  • « en France, les licenciements sont judiciarisés » ;
  • « en France, on travaille peu » ;
  • « le SMIC est un obstacle à l’emploi des jeunes » ;
  • etc…

Je vous invite à consulter le rapport de notre groupe de travail (lien ci-dessous) et, pour les plus pressés d’entre vous, à aller directement au thème qui vous intéresse :
Assurance chômage                                                                   page 6
Réforme des retraites                                                                page 12
Loi de sécurisation de l’emploi                                                 page 15
Capacité de négociation des partenaires sociaux                      page 16
Durée du travail                                                                        page 20
Salaire minimum et évolutions salariales                                  page 22
Licenciements et rupture du contrat de travail                          page 28
Simplification du code du travail                                              page 36
Emploi public                                                                           page 39

La réforme doit éviter deux modes de conduite du changement voués à l’échec : l’injonction et l’incantation. Avec le premier, le changement se bloque ; avec le second, il s’enlise. Edgar Faure, ancien président du Conseil, résumait le débat parlementaire au triptyque « liturgie, litanie, léthargie ». Il considérait qu’il y a « trois façons de mener une réforme » : premièrement, « l’annoncer puis la faire », mais il prévenait : « c’est de l’anticipation mais aussi du suicide » ! Deuxième possibilité, « l’annoncer mais mettre en œuvre tout autre chose ». Et enfin sa méthode : « l’annoncer et changer souvent de portefeuille »…Toute ressemblance avec les hauts et les bas du changement dans les entreprises n’est absolument pas fortuite…

La réforme mérite mieux. Elle mérite de mettre en œuvre les méthodes de la RSE. Ces quelques mots de la philosophe Cynthia Fleury en dressent le cadre : « Dans la démocratie adulte, on ne peut plus ‘imposer’ mais seulement ‘composer’ ; on ne peut plus diriger mais partager ; on ne peut plus gouverner mais réformer. (...) Ce que découvre la démocratie adulte, c’est la fécondité du renoncement : il ne s’agit pas de renoncer pour renoncer mais au contraire de ré-équilibrer, de redistribuer, de faire un travail de peaufinage que n’avait pas permis la démocratie naissante. »[2] La réussite des réformes repose sur la qualité des institutions du pays qui les met en œuvre, sur la loyauté de la démarche et des engagements respectifs, sur la relation entre les parties prenantes.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises, coordonnateur du pôle "Entreprise Travail & Emploi" de Terra Nova

Pour aller plus loin :
Je remercie les membres de ce groupe de travail : Luc PIERRON (rapporteur), Guillaume DUVAL, Caroline LE MOIGN, Florian MAYNERIS, Antoine NESKO, Florent NOEL, Christian PELLET, Henri ROUILLEAULT, Sebastian SCHULZE-MARMELING. 



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[1] Les mesures sont classées en neuf domaines: fiscalité du travail ; chômage ; allocations chômage ; politiques d’activation de l’emploi ; protection de l’emploi ; handicap et retraite anticipée ; négociation salariale ; organisation du temps de travail ; immigration et mobilité. Accès à la base : http://ec.europa.eu/economy_finance/indicators/economic_reforms/labref/
[2] Cynthia Fleury, « Le Nouvel Economiste », 5 octobre 2005. Professeur à l’IEP, à Polytechnique et à l‘American University of Paris, elle est l’auteur de « Les Pathologies de la démocratie », LGDJ, 2009 et « La fin du courage », Fayard, 2010.

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